Je vais mourir maintenant.
Les servantes se sont mises à chanter.
Tu les entends comme moi?
Elles entonnent le chant lent du trépas.
Est-ce que je pue déjà?
Le grand cortege endeuillé se met en branle.
C'est le temps de la dislocation qui commence.
Ils vont tous se ruer sur l'empire comme on pille une demeure.
Mais il n'y a rien qui puisse être volé.
Je ne laisse aucun hérítage.
Qui d'entre eux peut comprendre cela?
Les trésors de Babylone,
Le faste de mon palais,
Les centaines de villes que j'ai construites et qui portent mon nom, tout cela n'est rien.
I1 n'y a rien que l'on puisse me prendre.
La seule chose que je pourrais donner,
La seule chose qui soit véritablement précieuse,
C'est mon appétit
Mais aucun d'entre eux n'en voudra.
Ils s'en tiendront prudemment éloignés
Car il faut être fou pour vouloir d'une faim comme celle-ci.

Les spasmes se font plus fréquents
Je sue toute l'eau de mon corps.
I1 me semble que mes entrailles sont de braise
Et que je ne serai bientôt plus qu'un bout de bois calciné dans les draps blancs du lit.
Est -ce qu'Alexandre va mourír ?
Oui, c'est a ton tour de m'inviter à trinquer à ta table.
Au milieu des tiens
Dans ton royaume troglodyteles yeux ne servent à rien,
Tu invites Alexandre
Et Alexandre va venir.

I1 fait chaud maintenant
Et je ne peux plus respirer.
Tout mon esprit est en flammes.
Approche-toi.
J'ai à peine la force de parler.
Approche-toi,
J'ai une supplique à te faire.
Tu as écouté mon récit sans jamais m'interrompre,
Assouvissant, grâce a moi, une curiosité de plusieurs millénaires.
Pour la première fois une des ombres que tu avales s'est adressée a toi.
Le plaisir de l'écoute, je te l'ai offert sans compter.
J'ai brûlé mes demières forces à tout te raconter.
C'est à mon tour de te demander quelque chose.
Je te vais sourire.
Tu crois deviner ce que je vais demander.
Ce que tous les hommes demandent.
Echapper à ta loi.
Connaître l'immortalité.
Tu te trompes.
Je n'ai pas besoin de toi pour être immortel.
Je me suis occupé de cela.
Les hommes, à jamais, se souviendront de mon nom.
Alexandre qui mourut a l'âge d'un jeune homme,
Après une vie de fievre et de conquêtes.
Alexandre qui unifia les mondes en un seul empire,
Effaçant les frontieres, mêlant le sang des peuples et l'architecture des cités.
Alexandre qui fit rétrécir la terre sous ses pas.
Ce n'est pas cela que je veux de toi.
Ecoute-moi bien.
Alexandre se prosterne à tes pieds et te demande simplement de l'emmener tour entier.

Qu'il ne reste rien dans cette chambre que l'odeur de l'encens qui finit de se consumer.
Je ne veux rien laisser.
Qu'il n'y ait aucun corps à embaumer,
Aucun cadavre à exposer à la foule.
Je ne veux pas de tombeau ni de temple.
Les morts ensevelis sont prisonniers de la terre.
Ils restent là, a l'endroit où ils furent déposés.
On honore leur tombeau,
On les pille parfois.
Ne me condamne pas à l'asphyxie pour l'étemité.
Que le corps d'Alexandre soit à jamais introuvable.
Comme s'il continuait, par-delà la mort, à errer d'un point à un autre du monde.
Je veux sentir une demière fois le souffle du tigre bleu en moi.
Partir sans rien laisser,
Et m'enfoncer plus loin qu'aucun autre dans tes terres insondables.

Tu acquiesces?
Oui, il me semble voir ta tête se pencher doucement.
Mais je n'en suis pas sûr.
Tout se trouble à nouveau.
II est temps de mourir,
Je le sens.
Je ne reculerai pas.
Je veux être nu,
Sans tunique ni diadème,
Avec juste, entre mes dents de mort, la pièce rouillée qui suffit a payer mon passage.
Tu sais qui je suis,
Tu me reconnaîtras dans ma nudité.
Prends pitié de moi,
Je vais mourir maintenant,
Et tu pourras à ta guise me serrer dans ta main de juge infaillible.
Je vais mourir seul
Dans ce feu qui me ronge,
Sans épée, ni cheval,
Sans ami, ni bataille,
Et je te demande d'avoir pitié de moi,
Car je suis celui qui n'a jamais pu se rassasier,
Je suis l'homme qui ne possède rien
Qu'un souvenir de conquêtes.
Je suis l'homme qui a arpenté la terre entière
Sans jamais parvenir a s'arrêter.
Je suis celui qui n'a pas osé suivre jusqu'au bout le tigre bleu de l'Euphrate.
J'ai failli.
Je l'ai laissé disparaître au loin
Et depuis je n'ai fait qu'agoniser.
A l'instant de mourir,
Je pleure sur toutes ces terres que je n'ai pas eu le temps de voir.
Je pleure sur le Gange lointain de mon désir.
I1 ne reste plus ríen.
Malgré les trésors de Babylone,
Malgré toutes ces victoires,
Je me présente a toi, nu comme au sortir de ma mère.
Pleure sur moi, sur l'homme assoiffé.
Je ne vais plus courir,
Je ne vais plus combattre,
Je serai bientôt l'une de ces millions d'ombres qui se mêlent et s'entrecroisent dans tes souterrains sans lumière.
Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.
Pleure sur moi,
Je suis l'hornme qui meurt
Et disparaît avec sa soif.
 

[Laurent Gaudé, Le Tigre bleu de l'Euphrate, Actes Sud, Arles, 2002]

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