Le chat à tête de tigre
poème, 1999

Quarante petits poèmes projetés sur les ombres

1

Gratte-commerce aux dents de devant,
Si bien qu'allongé livide, sa graisse en deux
Mais sa grâce pourrie un tantinet muselée
À m'envoyer jusques aux barriques
Et tenter de faire sauter la poudre !
Mais rien n'y fait, andouille de Vire.

2

Soixantedix ans et quatrevingtdix poèmes plus tard
Se disait le vieux singe qui apprenait à faire les grimaces
Il n'y en a pas à péter droit, et que moi je m'encroquignole
Pour une limpide guenon, à genoux à me tailler la pipe
Et sans ferraille je te prie, coût de l'évasion dix mille
Mais rien que pour ça valait foutrement le coup.

3

On y voyait des savanes rire, mais en réalité personne,
Ça ne tenait pas le coup, la viande ne tiendrait pas le choc
Avec le soleil qu'il y avait on avait vite fait de virer charogne
Mais une pointe d'orgueil ne faisait pas de mal, un coup d'anis
A vous re-trouer le cul s'il était encore temps, et vite,
Un lion perdu, un coup de queue fragile.

4

Ah, mais c'est qu'il y aurait beaucoup à dire, mesdemoiselles
Empaillées dans de la dentelle, vos fesses moulées dans des matières plastiques
Impossibles à retirer, il nous faut pour baiser des ciseaux et des pinces
Ou alors laisser tomber, la queue battante, l'œil pluvieux,
Ou bien encore râler un bon coup, et c'est bon pour le strip.
Il n'y a pas d'excellence ! Que de la modernité, et du cul.

5

Moi, la misère, je l'ai dans le nez, et je ne préfère pas jouer aux cartes,
Toujours et toujours, ma petite chatte, il faut gagner, il faut gagner,
Et moi je me demande aujourd'hui si je ne suis pas un faux numéro,
On se serait trompé, tout cela, ce n'est pas à moi que cela devait arriver,
Ou alors si, c'est normal, c'est tout à fait normal, c'est ce qui arrive,
À tout le monde cela doit arriver, à tout le monde, même aux autres.

6

La maison est bourrée de mites, on se demande, n'aurai-je pas planqué ce livre
La mort de la phalène a bon dos, mais c'est que c'est plus qu'envahissant,
On ne sait pas si c'est grave et puis un jour il y a des vers partout,
Jusque dans les cornets à glace, le ver qui bouge, tout blanc, avec au bout
La tête, ce petit point noir, on ne sait pas comment écraser ce truc,
On le fout à la poube, ça ira envahir ailleurs, ici l'on n'aime que les mythes.

7

Il faut que je me coupe la barbe : comme ça, je ressemble à Freud,
Ou à Nietzsche, ou à Che Guevara (mais tout de même pas à Castro)
Il ne faut pas déconner, à propos de mythes, rester romantique, c'est un must
Pour la fin de ce siècle, romantique, romantique à mort ! La peste soit
Des modernistes et autre promoteurs de camelote ! Le cancer,
La folie, la bataille perdue, la trahison cruelle, non, il faut dire non.

8

Je te vois. Nom d'un chien, petit bonhomme, j'te vois, j'te vois, j'te vois,
Qu'en dis tu ? Plafonné, non ? T'y piges rien, hein, à ce genre la de poésie !
Alors va braire ailleurs, si t'en as encore les couilles, moi je préfère les filles,
Mais bon sang pourquoi avoir acheté ce livre ? Ou bien te fut-il offert ?
À la place du chien qui glapit, du cendrier avaleur, un tour aux putes,
Ou rien ou presque, un verre au bar, c'est vrai que ce n'est pas bien cher !

9

Dis, du diverticule de Lascaux, t'en souviens tu ? Recopié aujourd'hui, bien sûr,
Nous vivons dans ce décor, et nous savons que ce n'est que du décor, et même,
Comme disait Laure " jusqu'à devenir un parfait accessoire de décor " ;
On ne peut plus relire Debord sans avoir mal, même qu'il soit mort,
Ou Barthes, mais c'est une autre histoire, ce preneur d'autobus, en guerre contre la retape,
Ou l'autre encore, tombé de sa façade, parce qu'il avait trop mal, trop mal.

10

Réveillez-vous, bonnes gens ! Jésus parle ; ah non, merde, il se tait. On nous a fichu
En son lieu et sa place, ce vieillard anticapote, claquemure de perditions, synchrone de l'angoisse
De ce truc graisseux qu'il a, rien qu'à te regarder, à travers la vitre blindée, mon vieux,
Il ne passe aucun regard, et l'on ne te voit plus, que dangereux et ridicule, il est où là ?
Disait Robert, à l'Olympia ; nulle part, mes seigneurs, nulle part, derrière sa vitre blindée
Personne ne peut le voir, mais parle, dans toutes les langues, pour dire des conneries.

11

Allez vous divertir aux fontaines maussades,
J'ai du travail à faire, et du bon, voyez ça,
Mai, de déconfitures changées marmelades
Je Caussimonerai le plus longtemps possible
À ma bible étrangère enverrai les messages
Et, reliés par ce fil, nous irons nous réjouir.

12

Factices rubicondes, j'en ferais une grosse, et pas plate, je t'assure,
Il y a des drames lacustres, et d'autres sylvestres, j'en aurais trop d'honneur,
Ô ma truie, allez baiser tous ces replis, et puis couler au fond,
Dans l'eau boueuse, et la terre salie, dans ces déchets des hommes
Dont nous ferons partie, noyade promise en baisade arrêtée,
Dans le fond vert et noir retrouver d'autres cieux.

12b

Nulle escarmouche ne donnera le don de boire, et ma glaise,
Ma famine, ma furie arrêtée en chemin, désherbant des prairies,
Aller glousser au centre, connement, des grand villes puantes,
Faites aux bornes d'acier, dans les froissements glacés,
Une petite part, serait-ce un seul instant, même un dimanche, tout blanc,
Une ultime glissade, un coup de volant, ou une roue faussée, et paf.

14

Moi, j'en voulais partout, des opinions ultimes (justement)
À quoi cela servait, de tant boire, de tout voir à travers la rime ?
Ça ne rimait à rien, c'était bon, et le soir, je m'en allais coucher, tout ému, et content ;
On s'en fichait pas mal, des mes contentements, une vue sur la rue, une table sans chaise,
Un désir tout abrupt dans un Paris détruit à force de béton armé de conneries
Au halles était un trou, tu t'en souviens pépère, maintenant c'est un cul, à l'odeur délétère.

15

Je t'en foutrai, des envahissements, tu verras, tu verras,
Ça ne sera pas banal, j'irai fouler au pied vos sales récompenses,
Je sais la loi des justes : car c'est moi qui la donne,
Je vous indiquerai, par des sermons enfouis,
Toutes lames cachée au fond des indécences,
Et mon arme fouisseuse en montre l'un des sens.

16

Voilà, je suis repéré. On dira tout de moi, à présent,
Mais aussi, quelle victoire, non ? De la célébrité,
Après tout, on s'en fiche, c'est un cadeau de plus,
Mais du pognon j'en veux, c'est cela qu'il me faut,
Du pognon à tout prix, plein les poches, plein le froc,
À déborder les digues, et pouvoir vivre un peu.

17

Je voulais dire un jour un poème sauvage,
Plein de sexe, plein d'amour, plein d'horreur et de rage,
Mais dis moi Léo, la rime est partie, tu lui donnais congé,
Et je te remercie, ô combien, de la fleur fragile,
Tout au bord du chemin, quand tu me vis venir,
Une fleur, disais tu : ce n'est rien, mais celle là, vois-tu, j'y tiens.

18

Le secret des arythmies je le tiens du désert,
De celui traversé par tant d'autres, isolés de la vie,
Pour un temps, des années, toute une vie,
Les secrets du désert je les laisse aux roses des vents
Elles disent mieux que moi, sous la hutte de paille,
Qui est vraiment le chef, combien il a de femmes.

19

Censuré par l'auteur qui ne veut pas d'embêtements avec les pudibonds

20

Il y avait un cercle d'amis, de plus en plus réduit,
Comme à chaque voyage, à chaque fête,
Je revenais seul de plus en plus,
Des femmes venaient, saoules,
Et j'étais saoul aussi,
Et je m'endormais, médiocre, dans un affreux tournis.

21

La vie était amère, et j'avais passé l'âge de la première phrase,
Je ne permettrai jamais à personne etc. et c'est vrai
Que jamais je ne vis plus triste jour que le jour de mes 20 ans :
Seul à en crever, seul, seul, seul, pas une fille, une vague soûlerie
Dans la nuit parisienne, la place St Michel, la rue St André des Arts,
Elle au moins, n'était pas encore rendue aux voitures.

22

J'étais jeune alors ; en première, chez les cathos d'au delà le Luxembourg,
Je l'avais contourné, pour aller plus vite, et ne pas passer devant la Fac d'Assas
Où je croyais que des fachos en multitude guettaient le vulnérable chevelu
J'avais mal au bide, c'était horrible, le flic du carrefour me vit, accroché
Mourant à la grille. Embarqué avec sollicitude, au poste, puis à l'hôpital :
Ce n'était que cela, j'avais un pet de travers, on me fila du charbon.

23

Elle était plus âgée que moi d'un an, mais je savais la faire rire,
Elle revenait, sérieuse, de chez son psy : je la mimais, ridicule,
Il y avait alors une complicité bonasse et simple, pas de cul,
Nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, c'était sûr, mais enfin
Nous nous quittions : jamais je ne quittai femme avec tant de désinvolture,
L'écorché que j'étais n'allait pas avec la bourgeoise qu'elle devint.

24

Il est d'autres traversées que les nuits parisiennes,
D'autres femmes aussi, plus fragiles dans le temps,
Comme évaporées l'espace d'un instant
De celles à qui l'on tient, longtemps,
Comme le souvenir d'un parfum, d'un poème,
Comme le regret ténu d'un tout petit moment.

25

En revenant de Londres, après avoir embarqué une fameuse en avion,
J'ai repris le bateau, pour traverser la Manche ; elle m'avait quitté en me piquant du fric :
&emdash; C'est moi qui pars, j'en aurai plus besoin que toi, là-bas, en Amérique.
Je devais espérer son retour, elle me l'avait promis. Droguée perdue,
Elle avait planqué sa pompe dans l'épaule de son mouton doré.
Sur le bateau du retour une chinoise m'apprit que mon nom signifiait l'éternité.

26

Je voyais la vie comme on vit des images,
La bande son ténue d'un film, derrière mes yeux,
Cachés, tout une salle, un public ;
À moi de leur montrer les douloureux paysages
Et la douceur des femmes. Je vivais ma vie comme un film,
Au cinéma des jours j'enregistrais, infiniment.

27

Mes souvenirs hachés sont comme les rushes de ce très long film.
Mais il y a d'autres expériences, plus austères, et plus vraies.
Des moments d'écriture, des ruissellements de vie,
La galerie d'art naïf à Bruxelles, le maison Horta, rue Américaine,
Un joint fumé avec un juge, à Bruxelles encore, des trams,
Une foireuse histoire de bébé noir qui jamais n'eut lieu.

28

Je prenais ce train-là, ce sous Orient Express,
Ces voitures aux compartiments de bois,
Datant des années trente. On traversait la Yougoslavie,
J'avais vingt ans, à peine, elle n'était pas en guerre,
Aux gares, dans le matin glacial, on achetait des croissants à la moutarde,
La nuit, un homme enchaîné et son gardien étaient montés dans le train.

29

Paris ; on descendait de Montmartre, avec la haine du Sacré Cœur,
Basilique construite sur le sang des communards, on explorait les ruelles,
Les escaliers aux mille marches, je me souvenais du funiculaire,
Que j'avais pris enfant, avec ma grand mère, dans un de ces rares moments
Où nous étions seuls tous les deux, et je voyais la ville, et le soir descendre,
S'allumaient les lumières, le bruyant passage du métro, son infaillible odeur.

30

J'avais alors tout mon temps. Je savais encore, à peu près, l'étirer.
Quand on est jeune l'on a des savoirs bibliques que l'on perd plus tard,
Si l'on n'y prend pas garde, si l'on ne devient pas fou.
Jeune : je suis semblable, à trente ans qu'aujourd'hui, j'en ai dix de plus,
Sur un cahier je notai, hébété, cette phrase : " j'ai trente ans aujourd'hui,
Et ça ne me fait rien ". Mon quarantième anniversaire fut plus douloureux.

31

Mais je me suis senti vieillir, par paliers ; devenir énorme, graisseux,
Fatigué. Je ne savais plus séduire. La honte de mon corps me rendit hargneux.
Enragé, je le fus, je le suis parfois encore : j'ai tant à démêler de moi,
Pour me refaire un peu, me trouver beau, comme autrefois je fus,
Mais mûri, calme, serein, actif, aimant, jouissant, valeureux,
Bon père, bon mari, si c'est possible, et bon écrivain, si je peux.

32

Les armées vieillissantes ont des trajets plus longs;
Leur territoire est courbe, et tient compte des points d'eau.
Un homme seul est une armée, sortie de maintes batailles,
Gagnées ou perdues, il n'importe, il faut reformer ses divisions,
Raffermir le moral, trouver des munitions. Une fois refaite
Ma puissance de feu n'a pas d'égale !

33

L'âge du Christ, ou de Knock. Un bel âge. Il aurait fallu,
Peut-être, le vivre mieux que je ne le fis. Tout de même,
Cet âge rouge, déjà si lointain, si désuet aussi ; aujourd'hui,
prement je prophétise, si l'on peut dire, quelque pénultième sagesse,
Voilà ce que je veux, voilà ce qu'il faut dire, il est mort bien jeune,
Ma barbe m'a poussée, elle est à moitié grise : j'ai passé quelques bornes.

34

Les frissons qui vous parcourent, ils sont aussi les miens.
Il faut être valide, vaillant, poète, et musicien !
Moi, je ne sais qu'écrire, et peindre, et donner du son parfois,
J'utilise quand je peux tous ces talents divers, on me les reconnaît,
Bien sûr, mais il me faut à chaque fois en reconquérir le droit,
Le droit de professer, de créer, d'écrire : en son pays, nul n'est…

35

J'écoutais Brel, intensément, l'année ou il est mort.
Je n'y suis pour rien ! Mais cela me fit peur :
Ainsi, plus on s'approche du beau, de ce qu'on a à dire,
Plus on approche de la fin, de la mort, de la maladie…
Longtemps, je me crus immortel ; je voulus m'en convaincre.
Je n'y réussis pas. Je sens la mort en moi, plus angoissante encore.

36

Je voudrais qu'un jour mes trois enfants me lisent,
Comprennent qui je fus, qui je suis aujourd'hui,
Pourquoi peut-être il y avait comme un éloignement,
Mais surtout, qu'ils soient vraiment fiers de ce que j'écris,
De ce que j'ai peint, fiers d'être mes enfants, de mes créations,
Et fiers aussi d'eux mêmes, surtout, et d'aller de l'avant.

37

Mes enfants, je vous aime. Aujourd'hui plus qu'avant ;
Je me sais incapable de montrer ces sentiments. Tant pis :
Je les écris. Ils ne font pas de doute. Chacun à sa façon.
A... pour son devenir, son impatience, son envie des fulgurances,
T... pour ce qu'il est, et sera, pour son intelligence, tu verras,
Ad... pour sa vivacité, sa véracité, sa façon logique et forte de s'ancrer dans la vie.

38

Il n'y a pas de doute. Il n'y en aura jamais. Je sais bien aujourd'hui l'importance des choses.
Tous les plans de destruction, de dé-sublimation, les résurgences de l'enfer, il faut les fuir,
Et lutter. Cerné de tous côtés, pas de quartier, pas de combat d'arrière garde :
Les certitudes rangées peuvent un moment tenir, mais c'est dans l'instant de création
Que l'on tire le meilleur parti des forces qui nous restent : il faut voir autrement,
Lorsque vous comprendrez le jeu des perspectives, s'abstraire de l'attraction, c'est gagner !

39

Comme une fièvre qui agit.
Comme un trou dans cette vie.
Un retour au Sacré, à l'âme,
A l'essentielle conscience
De l'ordre et du désordre,
Réassurer les chemins.

40

Il y avait un vieux poème où je faisais, tremblant, gésir la lune,
Dans le ciel aux nuages irisés, aux horizons solides.
Voilà, nous sommes passés. Un éclair, une étoile, une poussière,
Rapide au ciel, fulgurante à jamais, vous ne m'oublierez pas,
Je suis là maintenant pour un bon bout de temps,
Dans vos cœurs et dans vos âmes : je ne vous quitte pas !

 [Emmanuel Bing]

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