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[Charles Cros]

 

L'Eté
A une attristée d'ambition

Supplication
Insomnie
Conseil
 

 
L'Eté

                                    A Laure Bernard.

C'est l'été. Le soleil darde
Ses rayons intarissables
Sur l'étranger qui s'attarde
Au milieu des vastes sables.

Comme une liqueur subtile
Baignant l'horizon sans borne,
L'air qui du sol chaud distille
Fait trembloter le roc morne.

Le bois des arbres éclate.
Le tigre rayé, l'hyène,
Tirant leur langue écarlate,
Cherchent de l'eau dans la plaine.

Les éléphants vont en troupe,
Broyant sous leurs pieds les haies
Et soulevant de leur croupe
Les branchages des futaies.

Il n'est pas de grotte creuse
Où la chaleur ne pénètre,
Aucune vallée ombreuse
Où de l'herbe puisse naître.

Au jardin, sous un toit lisse
De bambou, Sitâ sommeille;
Une moue effleure et plisse
Parfois sa lèvre vermeille.

Sous la gaze, d'or rayée,
Où son beau corps s'enveloppe,
En s'étirant, l'ennuyée
Ouvre ses yeux d'antilope.

Mais elle attend, sous ce voile
Qui trahit sa beauté nue,
Qu'au ciel la première étoile
Annonce la nuit venue.

Déjà le soleil s'incline
Et dans la mer murmurante
Va, derrière la colline,
Mirer sa splendeur mourante.

Et la nature brûlée
Respire enfin. La nuit brune
Revêt sa robe étoilée,
Et, calme, apparaît la lune.

Δ

A une attristée d'ambition

Comme hier, vous avez les souplesses étranges
     Des tigresses et des jaguars,
Vos yeux dardent toujours sous leurs ombreuses franges
     L'or acéré de leurs regards,

Vos mains ont, comme hier, sous leurs teintes d'aurores
     Leur inexplicable vigueur;
Elles trouvent encor sur les touches sonores
     Des accords qui frôlent le coeur.

Comme hier, vous vivez dans les fécondes fièvres
     Et dans les rêves exaltés,
Les mots étincelants s'échappent de vos lèvres,
     Echos des intimes clartés.

Trop heureuse en ce monde et trop bien partagée,
    
Idéal et charnel pouvoir,
Vous avez tout, et vous êtes découragée,
     Comme un ciel d'automne, le soir.

Ne rêvez pas d'accroître et de parfaire encore
     Les dons que vous a faits le ciel.
Ne changez pas l'attrait suprême, qui s'ignore,
     Pour un moindre, artificiel.

Il faut que la beauté, vivante, écrite ou peinte
     N'ait rien des soucis du chercheur.
Et si la rose avait à composer sa teinte
     Elle y perdrait charme et fraîcheur.

Dites-vous, pour chasser la tristesse rebelle,
     En ornant de fleurs vos cheveux,
Que, sans peine pour vous, ceux qui vous trouvent belle
     Sauront le dire à nos neveux.

 Δ

Supplication

Tes yeux, impassibles sondeurs
D'une mer polaire idéale,
S'éclairent parfois des splendeurs
Du rire, aurore boréale.

Ta chevelure, en ces odeurs
Fines et chaudes qu'elle exhale,
Fait rêver aux tigres rôdeurs
D'une clairière tropicale.

Ton âme a ces aspects divers :
Froideur sereine des hivers,
Douceur trompeuse de la fauve.

Glacé de froid, ou déchiré
A belles dents, moi, je mourrai
A moins que ton coeur ne me sauve.

Δ

Insomnie

                             A Eugène Zerlaut

Voici le matin ridicule
Qui vient décolorer la nuit,
Réveillant par son crépuscule
Le chagrin, l'intrigue et le bruit.

Corrects, le zinc et les ardoises
Des toits coupent le ciel normal,
On dort, dans les maisons bourgeoises.
Je ne dors pas. Quel est mon mal?

Est-ce une vie antérieure
Qui me poursuit de ses parfums?
Ces gens vont grouiller tout à l'heure,
Dispersant mes rêves défunts.

Je me souviens! c'étaient des frères
Que, chef bien-aimé, je menais
A travers les vastes bruyères,
Les aubépines, les genêts.

Oh! quelle bien-aimée exquise
Au doux coeur, aux yeux de velours! ...
Une autre terre fut conquise
Où le soleil brillait toujours.

L'or dont on fit des broderies,
Les gemmes, cristaux des couchants,
Les fleurs, énervantes féeries,
Les aromates plein les champs

M'ont enivré. J'ai mis des bagues,
Et des perles dans mes cheveux.
Les bayadères aux yeux vagues
M'ont distrait de mes premiers voeux.

*

Aux monts où le soleil se couche
Emporté par des étrangers,
J'ai pleuré, muet et farouche,
Tous mes ravissements changés,

Les aromes en fades herbes,
Les diamants en froid cristal,
En loups gris les tigres superbes,
En sapin banal le santal.

Puis, mal consolé, sous les branches,
J'épiais dans les froids vallons
Les filles qui passaient si blanches,
Si graves, sous leurs cheveux blonds.

Mais ce n'était pas l'oubliée
Aux lèvres rouges de bétel
A ma vie autrefois liée!...
Que je souffre d'être immortel!

Corrects, le zinc et les ardoises
Des toits coupent le ciel normal,
On s'éveille aux maisons bourgeoises,
Je crois que je meurs de mon mal.

Δ

Conseil

Quand sur vos cheveux blonds, et fauves au soleil,
Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,
Je pense au tigre dont le pelage est pareil:
Fond roux, rayé de noir, splendeur de l'épouvante.

Quand le rire fait luire, au calice vermeil
De vos lèvres, l'éclair de nacre inquiétante,
Quand s'émeut votre joue en feu, c'est un réveil
De tigre: miaulements, dents blanches, mort qui tente.

Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,
Quoique plus belle, enfin vous ressemblez toujours
A celui que parfois votre bouche dénigre.

D'ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois ?
On ne peut pas savoir qui l'on rencontre au bois:
Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre.

                                                                [Le Coffret de santal]

Δ

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